
À Villepinte (Seine-Saint-Denis), dans un quartier oublié de la République, Kévin Naïk sortait des gamins de la rue pour leur enseigner le MMA et ses valeurs dans les sous-sols d’un gymnase. Avant d’être laissé pour mort par un de ses anciens élèves.
L’Equipe – Stéfan L’Hermitte – L’enquête du weekend
Cinq minutes. Comme un round. Un vendredi soir, pas si loin de Noël, le 15 décembre 2023. Sur l’allée goudronnée qui borde le gymnase Victor-Hugo de Villepinte, sous le halo nébuleux des lampadaires incertains. Le tee-shirt blanc subit, encaisse, se tache de rigoles de sang, se relève, s’accroche au grillage, s’écroule à nouveau.
Le bonnet noir en baskets noires, frappe encore, poings et pieds, le métal d’un cutter gicle dans sa main droite. Kévin Naïk, alias le Buffle, gît, inerte, balafré, sanguinolent, souffle éteint, bave aux lèvres. Un ultime coup de latte cingle sa tête. Le geste est théorisé, s’appelle un penalty puisque la tête est ronde comme un ballon.
« Le seul coup de pied que j’ai mis, c’est pour voir s’il était K.-O. », a encore juré l’assaillant aux enquêteurs en mai, alors qu’il a envoyé Kévin Naïk dans le coma pour deux mois. Il prétend être parcouru de souvenirs parcellaires, invoque « l’adrénaline ». La vidéo, terrifiante, ne ment pas : son pied écrase plusieurs fois la tête de son adversaire. « À partir du moment où il m’a agressé, il a eu la possibilité de se défendre jusqu’au bout », justifie celui qu’on nommera Romuald.
Juste avant, à l’abri des caméras de surveillance, à l’intérieur du gymnase, dans les sous-sols, déjà ils s’étaient mesurés. Kévin avait le dessus. Romuald évoque un tympan crevé et un « ascenseur », ce moment où le corps, touché, dégringole vers l’inconscience, puis se ressaisit. Et puis ils sont sortis, comme un deuxième round.
Romuald : « Je sais qu’au MMA l’écrasement de la tête avec les pieds et les coups dans la tête sont interdits et que, quand une personne est en danger au sol, c’est à l’arbitre d’intervenir. (…) Je n’ai pas voulu le tuer, sinon je l’aurais fait ». Autour, en bordure de l’octogone fantôme, des enfants assistaient, bouche ouverte, tétanisés. Est-ce ainsi que les grands se disputent ?
Plus tôt dans la vie, Kévin avait appris le MMA à Romuald. Kévin est le maître des lieux depuis une vingtaine d’années. « C’est ma deuxième maison », murmure Henry, un des mômes. Kévin se veut plus qu’un coach. Il est une conscience, une voix. Parfois il heurte, il gueule, il secoue. Voilà cinq ans, Kévin et Romuald se sont éloignés. Destins croisés, destins séparés. Ils régneraient chacun sur leur association, respectivement l’ASV, l’ancienne, et l’ABC, la dissidente (créée en 2018). Ils se disputeraient les sous-sols du gymnase. Asso établie contre asso embryonnaire.
Mis en examen pour avoir tenté de donner volontairement la mort
Un psy, sollicité par l’ASV après le drame, a tenté de faire la lumière dans les recoins du crâne de Romuald, suggéré qu’il percevait Kévin comme un père, qu’il l’avait déçu, et que dès lors son obsession était de l’effacer. Aujourd’hui Romuald est en détention provisoire à Fleury-Mérogis (Essonne). Il lit beaucoup, il a dévoré Minority Report, ce monde fictionnel où les crimes sont éradiqués. Il est mis en examen pour « avoir tenté de donner volontairement la mort ».
Kévin tente de se libérer de son corps, prisonnier d’autres barreaux. « Il commence à sortir des ténèbres », glisse un ami, un des rares à le visiter dans un centre de rééducation en banlieue est. Il ne parle que par le biais d’une tablette, essaye de se tenir un peu debout. Souvent il pleure. Sophia, sa femme, douce et forte, préférerait qu’il ne soit pas représenté comme un homme diminué, martyrisé, immobilisé : « Ce n’est plus le même. Il était sûr de lui, fonceur, joyeux, entreprenant. Il distribuait le bien, il n’était pas là pour récolter le mal. »
« Le MMA ça canalise. Ca transmet des valeurs. Ca rend humble. Quand tu sors d’une séance de malade, tu sais qui tu es. »
Dorian, entraîneur de MMA
D’un coin du gymnase Victor-Hugo, à Villepinte, un escalier vert dévale sous les dessous du terrain de futsal. L’odeur assaille : la sueur et le renfermé. Un antre. La haine y a néanmoins trouvé son oxygène, y a poussé, fleur noire. Des appareils de muscu presque rouillés crissent sous des muscles saillants, des corps s’échinent sur des tapis de combat usés. Aucune lumière du jour ne filtre. Un rideau métallique permettrait d’ouvrir sur une cour intérieure encaissée. Il reste le plus souvent baissé, sauf canicule. « On est bien comme ça », glisse Dorian. C’est être entre soi.
Dorian entraîne, essaye de se substituer à Kévin. « Le MMA ça canalise. Ça transmet des valeurs. Ça rend humble. Quand tu sors d’une séance de malade, tu sais qui tu es. » Sait-on qui on est ? Le soir du fight, Dorian a mis Kévin en PLS, jugulé le sang, écarté les mômes. Il assure avoir entendu Romuald se justifier : « C’est la rue. » Un pote a pris une batte, lui ses jambes et sa colère, mains rouges. Ils ont pisté Romuald. La Bac a interrompu la chasse. « C’est l’animal qui est en nous », se désole-t-il. Sophia et Kévin ont trois enfants. Le plus grand, huit ans, canalise sa fougue sur les tapis de sueur, la plus petite, quatre ans, est plutôt mutique, lance parfois : « Est-ce qu’il va revenir le méchant ? »
Dans les sous-sols, on fait aussi l’école après l’école ; dans une autre pièce, l’école avant le MMA. Des bonnes volontés viennent dispenser du soutien scolaire. Trois ou quatre tables, devant un tableau noir et une frise des Rois de France. La moyenne est requise pour espérer sortir en compétition. En toile de fond, là-haut, les immeubles du Parc de la Noue, qui n’est pas un parc, qui est un quartier oublié de la République.
Dans les sous-sols, encore, on joue, on lit, on discute. On cherche un autre regard sur le monde, on y affiche des photos d’ailleurs. David Nicolas Parel, un documentariste franco-suisse, aide les jeunes à découvrir leur oeil. Un cliché montre une petite fille qui colorie les mots d’un poème qui énonce : « Le matin, j’ai mangé de la colère à la petite cuillère. »
Kévin organisait aussi, un étage au-dessus, dans le gymnase, les Urban Legend, des compétitions festives de haut niveau qui irradiaient. Il était employé de la ville. Parfois les médailles étaient remises cérémonieusement, à une heure de RER, à Paris, sous l’Arc de Triomphe. La citoyenneté était la sciure du terrain des combats de Kévin. Il s’est un peu raconté dans un livre d’entretien (France Sécessionniste que faire ?) avec un général iconoclaste, Emmanuel de Richoufftz.
Transcender le déterminisme social
Le général pense très à droite, Kévin déchirait les étiquettes politiques, acceptait toutes les volontés. Cadre, valeurs, principes : le coach et le général se retrouvaient sur « une préoccupation commune », à savoir « ne pas laisser sombrer la jeunesse des banlieues ». Kévin prenait le volant du minibus, emmenait les combattants les plus méritants visiter les plages du débarquement ou le Sénat, « aimer la France ». Romuald en fut. Le Général tonne : « Kévin était entier, il torpillait l’ordinaire, il se sentait menacé, il s’est attiré le ressentiment d’autres grands frères. »
Kévin avait, dans ses vertes années, « dérivé », comme il le relate dans le livre, géré « ses affaires » qu’on imagine à la marge de la légalité, rue des 4 frères, un quartier bouillant du 14e. « Les choses brillaient autour de lui, narre Gilles, un grand frère éducateur, il se donnait les moyens d’améliorer son train de vie, mais il méritait qu’on l’aide, il avait tant d’idées. » Il sculptait aussi sa force, posant son banc de muscu, sur le palier, entre deux étages d’HLM.
Une histoire avec des cousins a mené la famille sur Villepinte, parc de la Noue. Père couturier, mère au foyer. « Je ne voulais pas rester un mouton, un figurant, dans une société que je n’atteindrais jamais. » Il s’est bougé. Il bougeait aussi les politiques et les décideurs, pas toujours avec délicatesse. Romuald aussi rêvait plus grand que ce que le déterminisme social semblait lui avoir attribué. Le père, agent de sécurité incendie, a dépeint devant les policiers un enfant « haut potentiel intellectuel, qui lisait à 14 ans Le Canard Enchaîné ou des choses comme ça », qui « était premier de sa classe », jusqu’au décrochage définitif, au lycée, peut-être parce qu’il a été orienté en économique et social et pas en littéraire. Yannick, son meilleur ami, le décrit « gentil, serviable, tolérant ».
Ni clope, ni alcool, ni drogues, ni beaucoup d’amourettes. Il s’auto-portraitise ainsi en garde à vue : « Je suis très calme et très simple à vivre, si on ne m’agresse pas, je ne vais pas à la bagarre. » Romuald est passager d’un monde cadenassé. Il intériorise beaucoup. Il est très myope, est entravé par un souffle au coeur. Il s’est presque rêvé footballeur, n’a pas assez tapé dans l’oeil un après-midi de stage à Clairefontaine. Il sort peu.
Il peint de l’abstrait, vend quelques toiles, vit chez ses parents du RSA. Il a lancé une marque de vêtements sur internet : des nounours qui s’embrassent autour de petits coeurs. Il sort peu, sauf le soir pour le MMA. Un temps Kévin l’a donc entraîné et puis, en bas, il n’y a plus eu assez d’air pour tous les deux. Le schisme date de 2018. Cinq ans de haine qui pousse avec l’engrais de la rancoeur.
Kévin vit du MMA, Romuald s’imagine aussi en faire son activité principale
Romuald évoque des « divergences ». On cherche la drogue ou le salafisme. Fausses pistes, même si Kévin se veut un rempart « face au prosélytisme et aux trafics ». Yannick le pote de Romuald parle de « violences », de « malhonnêtetés ». Kévin est un dur. Il tient sa salle fermement, peut-être un peu trop.
Kévin vit du MMA, Romuald s’imagine aussi en faire son activité principale. La bataille des créneaux commence. La mairie concède les soirs à l’ABC. Dans les sous-sols, on se croise avec une politesse feinte. Et puis les petits mots de trop, les accusations voilées, les allusions et les suspicions empoisonnent l’atmosphère. Il est question de violences sur enfant, d’emploi fictif. « Romuald était matrixé, il n’avait que le nom de Kévin dans la bouche », se désole Dorian.
Romuald est procédurier, écrit à la mairie, à la députée, à la préfecture, au tribunal administratif, au Défenseur des droits. Une lettre anonyme arrive à la mairie – qui rechigne aujourd’hui à s’exprimer sur le sujet – en août 2023, décrivant « un règne dictatorial », exigeant « une réponse immédiate (sur les créneaux), sinon vous en subirez les conséquences ». Signé : « Les jeunes du Parc de la Noue. » La maire suspend presque aussitôt les créneaux de l’ABC. Des tracts sont distribués dans les boîtes aux lettres. « Je ne vous cache pas que le calme relatif pourrait dégénérer », écrit à la maire Florent Dewez, le directeur des sports. La tragédie en sous-sol se dessine.
Romuald nie être l’auteur de la lettre, porte plainte, multiplie les actions administratives. La camionnette de Kévin brûle. Son ordinateur, assure-t-il, lui avait été volé. Le mardi 12, trois inspecteurs de la jeunesse et des sports, sollicités par lettre anonyme, descendent contrôler les sous-sols et l’ASV.
Un autre combat, judiciaire, s’est engagé
Kévin n’apprécie pas. Il fait état à la maire « d’intimidations, de menaces, de diffamation, de trafic de drogues, d’intrusion, de gardiens inappropriés ». La haine déborde. Le vendredi, Romuald emprunte l’Opel Noire de sa mère, prétexte le dépôt d’un sac de boxe dans les sous-sols, veut surtout que le gardien lui rende compte de la visite des inspecteurs. Il croise Kévin…
Depuis, un autre combat, judiciaire, s’est enclenché, avec dans chaque coin deux gros cabinets. Me Corinne Dreyfus-Schmidt, en défense de Romuald : « C’est d’une tristesse terrible, ce sont des souffrances des deux côtés. Ils se sont embrouillés. On est dans des malentendus et de l’acrimonie. La qualification d’assassinat me paraît excessive. On est face à l’irrationnel, on n’est pas sur des luttes intestines de cité, juste sur la rivalité de deux instructeurs de MMA. Le tout s’inscrivant dans une pratique le MMA, violente et qui pose un réel problème de société. »
Me Louis Cailliez, en défense de Kévin : « Qu’on ne vienne pas faire le procès par amalgame du MMA, c’était une agression unilatérale totalement injustifiée, sans arbitre, avec une arme blanche, devant les enfants de la victime, une action sauvage, barbare, pour tuer. Tous ceux qui aiment et admirent Kévin pour tout le bien qu’il a fait veulent obtenir justice et cela passe par un procès pour tentative de meurtre. »
Sophia, la femme de Kévin, descend l’escalier vert chaque soir, ses enfants autour d’elle, s’enfonce dans les sous-sols, essaye d’occuper la place de son homme. « Tous ces jeunes ont de l’énergie, ils ont besoin de nous. J’ai envie de partir, de m’installer au soleil. Mais ce n’est pas à moi d’avoir peur. Je remplace Kévin le temps qu’il revienne. C’est lui qui décidera. »